IA-et-les-auteurs

Il y a quelques mois, j’ai été contacté par un éditeur parisien. Je ne connaissais ni le nom de cette maison, ni celui de ses fondateurs. J’accordai tout de même quelques minutes au directeur qui souhaitait me convaincre de publier un prochain livre chez lui. « Nous aimerions que vous rédigiez un ouvrage sur la confiance en soi. » Je lui rappelai que j’ai déjà publié vingt livres avec des éditeurs prestigieux avec qui j’ai d’excellentes relations et que je n’ai aucune raison de m’orienter vers une nouvelle maison dont je n’ai jamais entendu parler. Il tenta alors de me convaincre avec un argument de poids : « Nous savons que vous êtes très sollicité. Vous travaillez beaucoup. Nous vous offrons ce qui est le plus précieux pour vous : du temps ! Notre méthodologie est révolutionnaire. Vous n’aurez besoin de nous accorder que deux heures en présence d’un journaliste qui enregistrera l’interview. En s’aidant de l’intelligence artificielle, il rédigera votre manuscrit en quinze jours, en respectant votre style et votre philosophie. Nous sommes mi-janvier, votre livre peut sortir en librairie fin mars. » Abasourdi par ses arguments, je marquai un temps de silence, pour peser sa proposition.

La sortie d’un livre me demande en effet plusieurs mois, parfois un an, ou plus, temps pendant lequel je suis entièrement consacré à l’écriture.

J’ai pris, à l’écoute de ses arguments, toute la mesure du pouvoir de cette intelligence artificielle qui, désormais, est accessible à tous et réinvente les relations de chacun dans son quotidien, avec sa propre intelligence et avec le temps ! Nous commençons à peine à appréhender les pouvoirs tentaculaires que peut prendre l’I.A. Elle est déjà utilisée dans les hôpitaux, à l’armée, dans les grandes industries, dans les arts. On la sollicite pour définir le traitement thérapeutique le plus adapté, l’itinéraire le plus pertinent pour découvrir un pays ; elle peut rédiger nos lettres de motivation, mais aussi nos lettres d’amour ou de rupture, dans un style choisi. Nous pouvons l’utiliser pour élaborer une stratégie marketing, automatiser des tâches, analyser des données, favoriser la prise de décision. Mais nous pouvons aussi, en quelques minutes, créer un concerto pour violon et orchestre, des images inédites, des affiches vintage, des films ou des dessins animés ! En quelques mois, l’I.A. s’est imposée partout, avec ce même argument censé séduire ceux qui ont toujours l’impression d’en manquer : l’I.A. va vous faire gagner du temps ! Elle est censée nous libérer des tâches chronophages pour nous permettre de nous concentrer sur l’essentiel ! Sans que l’on ait, bien souvent, aucune idée de ce qui est vraiment essentiel dans notre vie.

L’intelligence artificielle va bouleverser, c’est certain, le secteur de l’édition, comme celui de la culture, de l’éducation, de la défense, de la santé, et tant de secteurs encore.

Certains néophytes peuvent désormais commander à l’I.A. de rédiger un ouvrage sur les pouvoirs de la méditation, les secrets de la finance, le meilleur de la cuisine ayurvédique, ou l’histoire des rois de France. Sans rien connaître, ou très peu, à ces sujets. Le livre peut même se retrouver en tête des ventes. L’éditeur en question m’a cité quelques ouvrages dont il s’était occupé. Certains de mes confrères ont, semble-t-il, été séduits par le chant des sirènes qui leur promettait monts et merveilles.

Ces arguments, loin de me séduire, me donnaient la nausée. J’écris des livres parce que c’est ma nature. J’aime écrire. Cela fait partie de mes besoins fondamentaux, comme celui de manger, de dormir, ou de marcher. J’y consacre, depuis des années, plusieurs heures chaque jour. Lorsque j’entame un processus créatif, mon esprit est en ébullition. J’explore le sujet sous toutes les facettes possibles. Je plonge dans ma mémoire pour nourrir mon récit d’anecdotes et d’exemples vécus. Je confronte les différents points de vue, je cherche les mots les plus adaptés, soigne la syntaxe. C’est une gymnastique qui me permet d’entretenir ma pensée et mon analyse. Par l’écriture, j’aiguise mon discernement et mon esprit critique. Ce temps est pour moi privilégié. Je n’aurais aucun intérêt à chercher à écrire au plus vite. Et je ne m’imagine pas un jour prendre ma retraite et arrêter d’écrire !

Écrire pour moi est un besoin vital, comme peuvent l’être la cuisine, la danse, ou toute autre passion. Mon objectif n’est pas d’écrire un livre le plus vite possible, mais d’apprécier chaque étape de sa réalisation. Personne n’accepterait qu’une quelconque intelligence extérieure se substitue à soi pour éduquer ses enfants, aménager sa maison, faire du sport, ou même partir en vacances. Gandhi le rappelait : le but du chemin, c’est le chemin lui-même. C’est ce que l’intelligence artificielle ne peut pas comprendre. Elle est élaborée pour aller plus vite, plus rapidement, être plus efficace. Mais chercher cette performance à chaque seconde, c’est n’avoir rien compris à la vie, qui aujourd’hui plus que jamais nous invite à ralentir, à revenir à soi, à l’essentiel. Car vouloir tout faire plus vite, c’est juste s’assurer de mourir un peu plus tôt !